CHAPITRE IX
Tous les sens en alerte, Niels se dressa sur un coude, rejetant la peau d’ours. Dans la nuit lourde, la peau blanche d’Irilia faisait une tache pâle.
Ils écoutèrent.
Et, deux secondes plus tard, le cri retentit de nouveau, aigu et féroce. Ce n’était pas un cri, mais des cris. Des hurlements rageurs qui s’élevaient à l’autre bout de la nuit. A n’en pas douter, l’écho d’un combat.
Sans même échanger une parole, Niels et Irilia furent debout, les armes à la main. Ils écoutèrent encore. De toute évidence, le combat qui faisait rage, là-bas, au bout de la vallée, ne semblait pas se déplacer.
— Vite ! souffla Niels.
Ils s’habillèrent rapidement et Niels tira son arc du carquois, posa une flèche sur la corde. Il laissa la lance à Irilia.
Les cris redoublèrent d’intensité. Ils s’élevaient à une distance de cinq ou six cents pas approximativement ; la nuit portait les bruits avec aisance, et c’était difficile de juger. Puis il y eut une sorte de creux dans le flot de braillements, un long silence. De ce silence jaillirent encore quelques grognements, quelques rauquements douloureux… Puis de nouveau le silence. Le silence épais.
Doucement, Niels relâcha sa respiration tendue. Il regarda la vague forme pâle d’Irilia dans la nuit, dit :
— Des Malheureux, certainement…
Irilia répliqua :
— Ils ne chassaient pas… Ce n’étaient pas les cris d’une chasse.
— Je sais, opina Niels. La nuit est le royaume des Malheureux… Ils se battaient contre d’autres hommes.
Irilia dit :
— Tu penses que les chasseurs du village ont retrouvé nos traces ? Tu penses que les hommes qui nous cherchent viennent de se battre contre les Malheureux ?
Niels hocha la tête lentement. Il dit :
— Je ne sais pas. Peut-être, oui… Mais peut-être aussi les Malheureux se sont-ils battus contre d’autres hommes ? Contre des chasseurs qui ne seraient pas ceux du village… des chasseurs de ce pays.
Irilia laissa couler le silence un moment, puis elle dit :
— Le combat a été bref. Qui sont les vainqueurs ?
Niels ne répondit pas. Il se baissa et posa son arc, roula la peau d’ours qu’il lia, puis il jeta le ballot sur son épaule. Il reprit son arc. Alors, il dit :
— Je veux savoir. Les Malheureux, s’ils sont vainqueurs, ne me font pas peur. S’ils sont vaincus… alors nous saurons contre qui ils se battaient. Je ne crois pas que les chasseurs du village aient retrouvé notre trace. Je pense plutôt à d’autres chasseurs ; nous pourrons peut-être les aider. Ce serait une bonne chose. Ils pourraient nous montrer les passages dans la montagne. Peut-être nous accueillir parmi eux pour un temps.
— Ce n’est peut-être pas ce que tu crois, Niels… La nuit est épaisse, nous pouvons fuir.
— Mais je ne veux pas fuir, dit Niels. Je veux savoir.
C’était un Niels différent. Tout à fait différent de celui qui s’était montré si tendre et chaud, quelques heures auparavant. C’était un Niels dur et immense.
Il dit : « Viens » et se mit en marche immédiatement, sans même s’assurer qu’elle suivait. Mais elle suivait. Crevant les broussailles, ils se dirigèrent droit vers cette partie de la vallée d’où étaient montés les cris et les rumeurs du combat sauvage.
Ils avancèrent prudemment, lentement, usant de mille précautions. Qu’un rameau sec craquât un peu trop sèchement sous leurs pas et ils s’arrêtaient, le souffle suspendu, les nerfs et les sens tendus, en alerte. Immobiles, figés, ils laissaient couler de longues minutes avant de se remettre en marche. De cette façon, ils remontèrent une bonne partie de la vallée, sans jamais rencontrer la moindre trace de ce combat dont ils avaient entendu les bruyantes résonances. Pourtant, par les Dieux de l’Autre Ciel, ils n’avaient pas rêvé ! Un engagement violent avait bel et bien eu lieu. Niels en était convaincu.
Ils traversèrent des langues de forêt touffue, des espaces clairsemés qui pouvaient passer pour de vagues clairières. Et la nuit s’étirait autour d’eux.
Longtemps après, ayant avancé avec précaution, ils se retrouvèrent au bord de cette rivière dont ils avaient deviné l’existence, la veille. C’étaient les premières grisailles du matin. Niels hésita, puis, après un instant de réflexion, il se décida à suivre le cours d’eau, sans le traverser. Des langues de brume éparpillée flottaient sur les vaguelettes froides, s’enguirlandaient dans les racines hérissées de la berge. Des oiseaux chantaient.
Ils suivirent le cours d’eau sur une centaine de pas environ. La distance qu’ils avaient parcourue dans la nuit était peut-être dix fois supérieure et Niels commençait à se demander s’ils n’étaient point passés à côté du lieu de combat sans le voir.
Ses craintes s’envolèrent brutalement, il se figea, s’accroupit dans les broussailles. Irilia poussa un petit cri.
Le cœur de Niels avait bondi dans sa poitrine et, pendant quelques secondes interminables, il se demanda s’il ne rêvait pas. Si ce qu’il voyait était bien réel.
C’était ici, dans cet espace broussailleux, qu’avait eu lieu le combat. Et les Malheureux en étaient bien la cause : leurs cadavres jonchaient le sol, horriblement mutilés, déchirés. L’arme qui les avait tués devait être terrible.
Oui, les Malheureux s’étaient battus, mais non pas contre des chasseurs. Pas contre des hommes.
Derrière la touffe de fougères froissées, Niels vit bouger la silhouette brillante. La main d’Irilia se crispa sur son bras.
Une silhouette… humaine. Et vivante. Mais comme taillée dans un métal d’argent.
(« Les Dieux de l’Autre Ciel, Niels ! Les Dieux anciens dont parlent les légendes… Et les légendas disent que, parfois, ces Dieux-là, ou leurs fils, reviennent sur la planète Terre qui était pauvre et sèche au temps où ils vivaient dessus. Ils reviennent pour voir ce qu’en ont fait les hommes… Les légendes… mais les légendes sont des mensonges, Niels ! Cela serait-il possible ? »)
Niels se redressa. Il avait bandé son arc et la flèche à pointe barbée était prête à partir.
— Niels ! souffla Irilia.
— Tais-toi, dit Niels.
Irilia était pâle, les traits tirés.
Là, derrière la fougère, la silhouette argentée se redressa.
(« Une femme, Niels. Oui, une fille des Dieux… Un visage d’une beauté parfaite, noyé dans une expression de douceur infinie. De grands yeux sombres, et ces cheveux si noirs, si souples. La peau délicatement hâlée… Une fille des Dieux, Niels-le-long… Combien d’hommes, sur Terre, ont jamais rencontré une fille des Dieux ? »)
Il avança. C’était plus fort que la prudence, plus fort que tout. C’était dans le regard de cette fille des Dieux, assise dans les fougères.
Niels avança. Doucement, la corde de son arc s’était détendue.
Et puis, il fut à trois pas de la fille au costume d’argent. Il vit que son corps était gracieux, ses hanches plates. Elle n’avait quasiment pas de poitrine – ou bien, alors, le costume comprimait fortement ses seins.
A cinq ou six pas, il y avait un autre corps vêtu d’argent, étendu sur le sol, les bras en croix, et l’épieu d’un Malheureux planté dans le milieu du dos.
Le regard de Niels se porta de nouveau sur la fille des Dieux. Son cœur battait à tout rompre ; pourtant, il savait n’avoir rien à craindre de la part de cette fille, malgré cet étrange objet qu’elle braquait dans sa direction (un objet qui devait être l’arme terrifiante qui avait brûlé les Malheureux). Ses yeux glissèrent tout au long du corps argenté pour s’arrêter sur le pied gauche. Sur ce qui, normalement, aurait dû être le pied gauche…
Lorsqu’il vit l’informe moignon haché, Niels eut un haut-le-cœur instinctif. Sans réfléchir davantage, il se précipita à genoux, jeta son arc et défit prestement la ceinture de cuir vert qui retenait son carquois. Avec des gestes précis, il serra le garrot au milieu du mollet de la jambe broyée, sur le vêtement argenté. L’instant d’après, il se rendit compte distraitement que la blessure hideuse, par quelque magie incompréhensible, ne saignait même pas. Cette constatation ne fit que lui traverser le crâne.
Il releva la tête et son regard tomba dans celui de la fille des Dieux. Et celle-ci souriait… et elle avait posé son arme à terre, à côté d’elle.
*
* *
Il les avait sentis depuis un grand moment. Alors, il avait cessé de se concentrer sur son pied arraché, laissant pour un instant se dérouler de lui-même le mécanisme de régénération. La douleur revint pour un bref instant, mais son cerveau localisa instinctivement les centres touchés, annihilant les émissions désagréables.
Il les sentait.
Ils étaient deux et ils se déplaçaient lentement, prudemment.
Le Lohert dégaina son foudroyeur et attendit. Il ne ressentait aucune crainte, aucune peur. Il avait commis une erreur au cours de la nuit et c’était sa faute si Mog était mort. C’était sa faute si lui-même avait – pour l’instant – un pied en moins. Une erreur… Un simple manque de prudence.
La bande d’enragés leur était tombée dessus par surprise alors qu’il aurait pu, qu’il aurait dû les sentir comme il sentait ces deux nouvelles présences. Un éclair. Il y avait eu ce choc, cette fulgurante douleur au pied. Quelques secondes. Quelques secondes et Mog était tombé. Quelques secondes pour dégainer le foudroyeur… Et puis cette infernale danse.
L’étonnement le traversa lorsqu’il les aperçut, accroupis derrière les buissons. Lorsqu’il vit se dresser celui qui tenait l’arc.
Il le suivit des yeux tandis qu’il s’approchait. C’était un sujet grand et fort, au système pileux fortement développé ; ses cheveux tombaient sur ses épaules, des poils longs et bouclés couvraient ses joues, son menton et le tour de sa bouche. Le visage de l’autre était glabre, aux traits doux mais présentement marqués par la méfiance ou la peur. Leur morphologie était différente. Et le Lohert comprit que le premier était de l’espèce dite mâle, alors que l’autre était femelle.
(« Ils ne paraissent pas dangereux, ni animés de mauvaises intentions à mon égard. Au contraire… Par l’Espace, ils sont d’une autre race que ceux qui nous sont tombés dessus cette nuit, j’en jurerais. Une autre race… ou une autre famille ? Ils semblent plus évolués, comme si… Oui, leurs vêtements sont « élégants », dans une certaine mesure, et faits de peaux soigneusement cousues, alors que les autres vont nus ou portent de simples lambeaux de fourrures puantes autour des reins. Et puis, ces armes… cet arc… Il faut plus que de l’instinct animal pour se vêtir de la sorte et pour savoir construire un arc. Une arme de jet… Alors que les autres n’usent que de pieux qui, au mieux, sont un prolongement de leurs griffes. »)
Lorsqu’il vit sa blessure, le mâle eut l’air effaré, une seconde. Puis il lâcha son arme, se pencha sur le Lohert et se mit à serrer son membre arraché dans un garrot.
(« Pas de doute ; il me veut du bien. Il veut me guérir… Son attitude est motivée par quelque chose qui n’est pas l’instinct. Cet animal, pour la première fois dans sa vie, se trouve confronté à une situation particulière, nouvelle, et il réagit sainement, faisant preuve d’une initiative certaine qui ne peut être dictée par l’expérience. Il prend une décision personnelle, orientée dans une direction précise qui n’est pas forcément motivée par l’égoïsme ou la peur, ou… »)
Il se laissa soigner. Quand bien même ce garrot ne serait d’aucune utilité…
Et il se sentait très excité, intérieurement, car il avait trouvé l’argument par lequel la caste des Loherts, sur Vataïr, pourrait abattre la C. D. P. et le principe des safaris sur D’om. Restait à dresser le piège.
Il rencontra le regard du sierk et sourit. Un sourire identique s’épanouit sur le visage poilu. Par l’Espace, se pouvait-il qu’il s’agisse là d’une race de sierks semblables à ceux que l’on chassait pour le plaisir – ceux que l’on mangeait – et dont la chair était un mets de prince, sur Vataïr ?
*
* *
Ce serait encore une belle journée ; c’était au moins quelque chose de positif.
Aux premiers rayons du soleil, les abris du campement étaient démontés, les éléments empaquetés et rangés dans les caissons des navettes.
Joll était nerveux, très excité et ne le cachait plus. Cette nervosité avait rapidement gagné tous les membres du commando de chasse et, par contrecoup, les clients eux-mêmes. Ce n’était pas non plus une mauvaise chose, Joll en était conscient et satisfait. Toute la nuit, il avait tourné et retourné dans sa tête le problème de cette incroyable situation dans laquelle il s’était fourré. Au terme de cette sévère gymnastique de l’esprit, il en était arrivé à plusieurs conclusions.
La première de ces conclusions s’appuyait sur une sorte d’instinct et il attribuait au Lohert toute la responsabilité de l’affaire.
La seconde conclusion, liée directement à la première, dictait une attitude défensive sérieusement pensée, plutôt que la passivité ou l’effondrement désespéré ou la panique. Il avait beau être prodigieusement malin, ce Lohert, il pouvait bien avoir gagné la première manche et semé le trouble au sein de l’équipe, s’il comptait sur l’affolement imbécile des Chasseurs et de leur chef pour parachever son œuvre, il se trompait. Et lourdement !
Le premier point de la riposte consistait, pour Joll, à gagner la confiance absolue des clients. En faire des alliés de bonne foi, qui sauraient témoigner, le cas échéant, de ses efforts ininterrompus et de sa non-responsabilité dans le désastre, si désastre il y avait réellement. Rien n’était certain, mais il valait mieux prévoir et tirer dès maintenant les ficelles.
Joll s’adressa aux clients et le fit de telle façon que ces derniers eurent l’impression de n’être plus de simples clients, précisément, mais des membres de l’équipe de chasse. C’était déjà une belle manœuvre. Il leur confirma que l’équipe était sans nouvelles des navettes 5 et 6. Il leur dit qu’il était responsable de ces navettes et de leurs occupants et que, dans cet esprit, il avait donné aux pilotes des ordres précis qui visaient principalement à la sécurité.
Apparemment, continua Joll, ces ordres avaient été fâcheusement négligés. Il dit que la navette d’exploration de la veille au soir avait patrouillé aux environs du point de chasse définitif et que les détecteurs neuroniques avaient repéré des effluves sierks et peut-être des effluves vatayéens. Ce qui était parfaitement faux, mais incontrôlable. De toute façon, les bandes enregistreuses des détecteurs pouvaient facilement se trafiquer.
Il était bien décidé à orienter l’opinion générale dans une direction précise qui le tiendrait, quoi qu’il fît, à l’abri de toute suspicion. Que ses craintes se révèlent sans fondement – si, par exemple, ils retrouvaient les navettes ailleurs, leurs occupants morts ou vivants, ou s’ils ne les retrouvaient jamais – et il pourrait toujours faire valoir qu’il ne s’agissait là que d’une supposition, que les détecteurs peuvent se tromper, qu’il est extrêmement difficile de repérer des effluves neuroniques vatayéens à l’aide d’appareils conçus pour des recherches sur les fréquences sierks…
Il dit que les recherches dans ce secteur allaient commencer immédiatement et que tous y participeraient. Il dit que si quelques groupes de sierks avaient par malheur mis mal en point les disparus, ils le regretteraient amèrement et que ce serait la plus grande chasse jamais menée sur D’om.
Il sut trouver les mots et le ton. En quelques minutes, il se fit de ses onze clients onze alliés de granit, capables de clamer jusqu’à la fin de leur vie la bonne foi et le courage du Maître Chasseur Joll.
Et c’est ainsi que les quatre navettes, chargées d’individus particulièrement décidés, parmi lesquels on différenciait mal les Chasseurs des clients, s’envolèrent en ordre serré.
C’est ainsi que la formation quadrillait une heure plus tard le point relevé la veille où, soi-disant, les détecteurs avaient relevé des traces de présences. Puis, comme les résultats de ces investigations se révélaient pratiquement nuls après de longues heures d’écoute, Joll donna l’ordre de pousser plus au nord. Et la formation pénétra dans un secteur non encore cartographié ni reconnu par les expéditions précédentes. Nouvelle tactique de Joll : tout pouvait arriver, en terrain inconnu, mais même si cette reconnaissance n’était pas tout à fait raisonnable ni prudente, ne devait-il pas tout tenter, à la limite de la raison et de la prudence, pour retrouver les disparus ?
Au milieu du jour, les quatre détecteurs enregistrèrent une très forte concentration d’effluves neuroniques, quelque part sous le couvert de l’épaisse forêt, cinq ou six cents mètres plus bas.
— Des sierks ! glapit Joll dans le micro de l’intercom. Jamais nous n’en avons détecté ni vu autant ! Jamais d’aussi grands rassemblements ! Cela cache quelque chose, c’est certain !
A bord des quatre navettes, ils furent convaincus à l’instant même que « cela cachait quelque chose », effectivement. Clients et Chasseurs préparèrent leurs arbacs en attendant les ordres.